Un peu d’histoire
« Les maçons de la Creuse »
Des origines à la fin du XVIIIe siècle
Des paysans migrants bâtisseurs
Vers le milieu du XVe siècle, s’affirme dans des territoires essentiellement ruraux, entre plaines et moyennes montagnes du centre de la France, une migration originale à plusieurs titres, celle des paysans bâtisseurs. Originale, elle l’est par sa concentration géographique bien définie, sa durée dans le temps, la période de migration, sa masse d’hommes en mouvement et la spécificité de leur activité.
Mortellier et manœuvre montant le mortier avec un « oiseau »,
détail d’une miniature tirée d’une édition du XVe siècle des Grandes chroniques de Saint-Denis.
Maçon édifiant une digue d’une longueur de 1 500 m avec chaussée, barrant le chenal d’entrée au port de La Rochelle et censée interdire l’accès aux Anglais. Pour l’occasion, Richelieu sur ordre de Louis XIII, fit appel en 1626 aux maçons Limousins dont la renommée était déjà avérée.
Une émigration temporaire dite d’été
Si le département de la Creuse – créé en 1790 à partir de l’ancienne province de La Marche – en est le cœur, cette migration a pénétré, au long des siècles, plus ou moins profondément dans les départements limitrophes : l’Indre au nord, la Haute-Vienne à l’ouest, la Corrèze au sud et le Puy-de-Dôme à l’est. Une population nombreuse, des terres peu fertiles et des propriétés morcelées obligent les hommes de ces territoires à une quête de revenus supplémentaires. Ils deviennent paysans bâtisseurs et, partant du printemps à Noël, pratiquent une émigration temporaire dite d’été.
En jaune, les territoires des départements limitrophes à la Creuse
touchés par la migration des ouvriers du bâtiment.
« limosin ou limousin », « limousinerie et limousinage »
Leur spécialisation est attestée à partir du XVe dans les métiers du bâtiment mais leur renommée est avérée dans les palais royaux dès le XVIIe siècle et le « limosin ou limousin », ouvrier spécialisé « venant de la province du même nom » apparaît dans les dictionnaires dès 1690. Aux siècles suivants, le terme « limousin » se dérive en limousinage et limousinerie, qualifiant l’assemblage « des moellons montés à croisement de joints et calages, hourdés au mortier de terre ou de chaux ». Associée à cette technique de construction, la limousinerie devient un substantif éponyme.
Mautes, limousinerie de granite hourdée au mortier de terre ou de chaux,
à joints creusés par les intempéries.
La Rochelle, Versailles, Le Louvre, Les Tuileries, le château de Vaux-le-Vicomte, le quartier du Marais, les canaux, les fortifications …
Des générations de Marchois : les Villedo, Bergeron, Tarrade et Mandonnet pour les plus célèbres, deviennent entrepreneurs, experts ou maîtres des œuvres de maçonnerie des bâtiments du roi et construisent pour leurs souverains, les nobles et le clergé, des palais, châteaux, hôtels particuliers, fortifications, canaux, cathédrales et églises à Versailles, au Louvre, aux Tuileries, à Vaux-le-Vicomte, etc. à la fin du XVIIIe siècle, c’est le dixième de la population de la Marche et de la Combraille qui part sur les chantiers de France, soit 15 à 20 000 hommes dont 3 000 à Paris.
L’église de la Visitation Sainte-Marie, au 17 de la rue Saint-Antoine, est le premier grand chantier de Michel Villedo. Il est alors associé à l’architecte François Mansart et ils construisent, entre 1633 et 1634, le double dôme considéré comme l’esquisse de celui des Invalides. En 1665, est ajoutée une crypte en sous-sol avec un pilier central.
Le château de Vaux-le-Vicomte conçu par Louis Le Vau et construit par Michel Villedo,
maitre général des œuvres de maçonnerie des bâtiments du roi et ponts et chaussées de France
et son beau-frère Antoine Bergeron, entre 1656 et 1657.
Huile sur toile de Van der Meulen, la construction du château de Versailles,
Londres, Palais de Buckingham. Coll. royale d’Angleterre.
En présence de Colbert, Michel Villedo pose la première de la colonnade du Louvre, façade orientale du Palais, conçue par l’architecte Claude Perrault et construite entre 1667 et 1670.
A la même période, à partir de 1661, ayant acquis la confiance de Le Vau, le beau-frère de Michel Villedo, Antoine Bergeron, associé à André Mazière, deviennent les plus importants entrepreneurs de maçonnerie des travaux du Roi-Soleil. Ils œuvrent sur les chantiers prestigieux du château de Versailles, la reconstruction du Palais des Tuileries, des extensions à Fontainebleau. On peut préciser qu’associé à son neveu, Pierre Bergeron, sous la conduite d’Hardouin-Mansart, Antoine entreprend l’agrandissement du château de Saint-Germain-en-Laye et l’édification du château de plaisance de Marly-le-Roi.
La ville de Neuf-Brisach dans ses fortifications dessinées par Vauban et construites, entre 1698 et 1702,
par Jacques Tarade, neveu de Michel Villedo et directeur pour Louis XIV des fortifications des places d’Alsace
« Les maçons de la Creuse »
Du XIXe siècle à aujourd’hui
« Le premier modèle du travailleur immigré »
Ils sont maçons, tailleurs de pierre, terrassiers, charpentiers, couvreurs, tuiliers, peintres ou scieurs de long et leurs conditions de vie et de travail sont rudes, ce qui fait écrire à Maurice Agulhon dans sa préface aux Mémoires de Léonard de l’ouvrier maçon et député Martin Nadaud, que le maçon migrant creusois du XIXe siècle est « le premier modèle du travailleur immigré en France ». Dans la seconde moitié du siècle, ces conditions d’exclusion les poussent à s’instruire, à participer aux grandes luttes politiques et sociales, à s’engager dans la vie citoyenne et professionnelle et à accéder aux postes de responsabilités. Ils imposent le respect par leurs réussites et acquièrent une dignité.
Huile sur toile d’Edouard Dantan,
Limousins construisant une maison rue des Ecoles à Saint-Cloud, 1888
Collection privée
Martin Nadaud, Représentant du peuple en 1849
Deux hommes sur trois en âge de travailler partent ….
Le milieu du XIXe siècle connait l’apogée de la migration temporaire. Chaque année, du printemps à Noël, 50 000 Limousins – dont 35 000 Creusois – soit deux hommes sur trois en âge de travailler, quittent leurs villages natals neuf mois sur douze pour rejoindre leurs chantiers. Le siècle avançant, les moyens de communication aidant – principalement la pénétration du chemin de fer au cœur des campagnes – les départs en famille s’accroissent pour concerner la quasi-totalité des migrants au début du XXe siècle. Paris, Lyon et leurs banlieues restent les destinations principales mais des familles s’installent et font souche également jusqu’au plus profond des campagnes de provinces.
Migrants temporaires du « bâtiment » originaires de la Creuse
sous le Premier Empire (1807-1812) d’après Abel Chatelain
Les cours du soir, L’Illustration, 1848
Des entreprises renommées et des chantiers prestigieux …
L’expansion urbaine et économique du pays sur deux siècles, des grands travaux d’haussmannisation à Paris et à Lyon, en passant par les grands chantiers routiers et ferroviaires liés au développement, ceux de reconstruction au lendemain des guerres, l’industrialisation et l’évolution des matériaux, des techniques et des savoir-faire, font naître un grand nombre d’entreprises d’origine limousine, souvent fondatrices d’innovation, dans les domaines des travaux publics et du bâtiment. Fougerolle, Chagnaud, Deschiron, Gailledrat, Gagneraud, Ballot, Alasseur, Allary, Graveron, Fonty, Peulaboeuf, Devillette, Despagnat, Lefaure, Dumont, Pradeau, Pitance, l’Avenir, France-Lanord et Bichaton, Blavy, Paufique, etc., sont quelques-uns des noms prestigieux qui se sont affichés aux faîtes des échafaudages, sur les ouvrages d’art de France ou par-delà nos frontières. Certains perpétuent encore la tradition.
Paris, les grands travaux, rue de Rivoli
Paris, le percement du métro, l’entreprise Léon Chagnaud et son célèbre « bouclier »
Les grands chantiers d’urbanisme commencent à Paris sous la Monarchie de Juillet, de 1830 à 1848, mais c’est sous le Second Empire et sous l’impulsion du baron Haussmann, que la capitale prend sa physionomie actuelle.
A Lyon, dans la première moitié du XIXe siècle, les travaux restent limités à la Presqu’île mais c’est le Second-Empire, comme à Paris, qui voit l’haussmannisation de la Presqu’île et l’intégration des faubourgs.
Les travaux publics ne sont pas en reste et les Creusois sont sur les chantiers de France et par-delà les frontières.
« Et signe fièrement un maçon de la Creuse »
Ces centaines de milliers de « vies minuscules », faites de labeur et de souffrances, ont marqué de façon profonde leur région d’origine et ceux qui en sont issus. Leurs héritages sont partout, dans nos mentalités, dans notre patrimoine bâti et paysager où ils ont façonné notre cadre de vie justifiant l’appellation de « pays des bâtisseurs », dans le désir de transmettre leur savoir et leur savoir –faire avec le Lycée des métiers du bâtiment de Felletin ; autant de legs qui justifient le dernier vers de Jean Petit, auteur de l’hymne des bâtisseurs : « Il signe fièrement un maçon de la Creuse ».
Un village de maçons au cœur de la campagne creusoise
Le retour périodique des maçons a beaucoup influencé l’évolution des techniques de construction et le savoir-faire acquis est passé des maîtres-maçons jusqu’au fond des campagnes. Les enseignements retenus combinés aux traditions marchoises ont permis à nos maçons de donner une authenticité à ces maisons paysannes, composante majeure de notre environnement.
Felletin, le Lycée des métiers du bâtiment vu du belvédère
On a fait des chansons De toutes les manières, Sur les joyeux garçons, Les guerriers, les bergères, Pour ne pas répéter Une chose ennuyeuse, Amis, je vais chanter Les maçons de la Creuse |
Voyez le Panthéon, Voyez les Tuileries, Le Louvre et l’Odéon, Le Palais de l’Industrie. De tous ces monuments La France est orgueilleuse ; Elle doit ces ornements Aux maçons de la Creuse |
L’auteur de la chanson N’est pas un grand poète ; C’est un garçon maçon Buvant sa chopinette ; Il est joyeux, content Trouve la vie heureuse Et signe fièrement Un maçon de la Creuse |
Trois des neuf couplets de la Chanson de Jean Petit